Stendhal pour les "Happy few"!
Dans son "Journal de Vézelay 1938-1944", Romain Rolland écrit une page superbe sur sa passion pour Stendhal, qui ravira les passionnés de l'auteur du "Rouge et le Noir":
"J'ai relu, ces derniers temps, "La Chartreuse de Parme". Un de mes regrets est de ne pas avoir été convié à écrire un essai sur ce livre qui m'est cher, en introduction à sa grande édition Champion ( qui reste encore à faire parmi ses "Oeuvres complètes"). J'en ferais la demade, si les deux frères Champion n'avaient disparu, et si toutes leurs belles éditions ne restaient en panne. - Il me semble que personne, en France, ne peut mieux être en communion secrète de coeur et d'esprit avec l'auteur de la "Chartreuse" - Et que c'est curieux! Cet auteur même, sa personnalité, telle qu'il l'a notée dans son "Journal" insipide, ne m'est rien moins que sympathique: vulgaire, plate, ennuyeuse, indiscrète. Mais on dirait que sa vie est le résidus bourbeux, saumâtre, de son art. En celui-ci, plus rien d'impur. Non qu'il soit, en quoi que ce soit, "idéalisé". Tous les secrets intimes de Stendhal s'y montrent, nullement voilés ou maquillés, à l'état pur. A les considérer du point de vue de la morale ordinaire, presque tous ses héros favoris sont en puissance de crimes ( que plus d'une fois ils commettent), d'un amoralisme absolu, en amour, en politique, en dévotion ( ne disons pas : en religion; pas un instant Stendhal ne sait ce que c'est), dans tous les actes de leur vie, ert dans le fond de leurs pensées. Et cependant, leur pouvoir de séduction est irrésistible; il ne leur faut aucun effort, tout en eux est si naturel et si sincère qu'on n'essaie même pas de se défendre: on est conquis. Et l'on ne songe même pas à chicaner le cynisme et les crimes du comte Mosca, le bouillonnement de passion assassine de la Sanseverina, la nullité parfaite et l'oisiveté congénitale de Fabrice, la niaiserie bigote de Clelia qui triche sans trouble avec son Dieu, etc. ( et je ne parle pas ici du jeune monstre du "Rouge et le Noir" et de sa folle Mathilde, brûlante et sèche).
Mais c'est une magie. On est pris.Et par des moyens de style, d'une simplicité inimaginable, - sans éclat, presque sans soin - incroyablement lâché parfois et négligé. Mais d'un bout à l'autre, il coule une volupté qui vous enlace, sans bruit, presque sans mouvement, du "farniente. Rien de trop vif, rien de grossier. Dans tout ce livre qui n'est qu'amour, pas un seul mot ne trahit l'étreinte, le contact des corps amoureux; le récit toujours s'arrête au seuil du lit. Et la volupté n'en reste que plus intacte et plus enivrante. C'est une musique de Mozart. - En vérité, la vie qui s'écoule dans les veines de cette oeuvre est de l'essence du rêve. Et c'est de cette essence qu'est le plus pur de Stendhal - ( cel, qu'il ne met point dans sa vie notée, observée, et livrée à l'indifférence des autres).
"Journal de Vézelay 1938-1944" Romain ROLLAND p. 964-965. Bartillat