Victor Segalen, bibliophile.

Les fidèles lecteurs de ce blog connaissent le plaisir que je trouve dans la consultation de catalogues d'expositions, ces expositions eussent-elles été visitées il y a bien longtemps; ainsi, récemment je feuilletais le catalogue* de l'exposition que la Bibliothèque nationale de France consacra en 1999 à Victor Segalen. Médecin de la Marine Nationale, poète, sinologue, musicien, archéologue et romancier, Victor Segalen (1878-1919) - il est l'auteur de deux beaux romans, Les Immémoriaux et René Leys*, et d'un luxueux recueil de poèmes imprimé à Pékin, orné d'épigraphes en calligraphie, Stèles, considéré comme une des oeuvres poétiques majeures du XXe siècle - fut aussi un passionné de beaux livres, une passion que ses longs séjours en Chine entraînèrent, inspiré qu'il était par la beauté typographique des textes chinois, à fonder, en collaboration avec l'éditeur français Georges Crès, une collection de livres rares. En 1916, Segalen, dans un projet intitulé "Livres", fait part de ses intentions de se consacrer à l'édition, tout en précisant que le titre de ce projet ne se rapportait en rien à Mallarmé, mais aux soins portés à la typographie, au papier, aux couvertures, aux sceaux, aux phrases, aux mots, aux blancs! "Collection coréenne", ainsi fut appelée cette collection qui se voulait particulièrement pointue dans le choix des textes, et d'un grand raffinement dans sa présentation. La Grande Guerre qui éclata tandis que Segalen était encore en mission en Chine ne permit pas de dépasser l'édition de trois ouvrages: Stèles, de Segalen, Connaissance de l'Est, de Paul Claudel, et L'Histoire d'Aladin et de la lampe magique. Ces livres, imprimés sur feuilles de vergé coréen ( qui allie la solidité du papier japonais au spongieux du papier chinois) pliées en portefeuille, d'une typographie aux lettrines, cachets et sceaux influencés par la calligraphie chinoise, sont conservés dans une chemise de soie bleue ou verte, fermée par des onglets d'ivoire, ou entre deux planchettes de camphrier mâle ( qui éloignent les insectes amateurs de papier).

   ( Photographies extraites du catalogue )

Pour mieux comprendre l'esprit dans lequel Segalen éditait ces livres d'un luxe inimaginable aujourd'hui, il faut se rapporter à Nietzsche, dont Segalen était un lecteur passionné, notamment de sa Naissance de la Tragédie, dont Gérard Macé, après avoir souligné que " tel geste ( l'édition de cette collection) est inspiré par la volonté de puissance, et le désir de mettrre "hors la loi du temps" le texte littéraire" (1), cite la préface, telle qu'elle apparaît reprise par Segalen dans ses écrits: "... l'existence de ce monde ne peut se justifier ( souligné par Segalen) que comme phénomène esthétique. En effet, ce livre ne reconnaît, au fond de tout ce qui fut, qu'une pensée et arrière-pensée d'artiste, - un "Dieu" , si absolument dénué de scrupule et de morale, pour qui la création ou la destruction, le bien ou le mal, sont des manifestations de son caprice indifférent et de sa toute-puissance. ...c'est l'art, - et non la morale, - qui est présenté comme l'activité métaphysique proprement dite de l'homme." (2) L'art du livre, pour Segalen, a une valeur esthétique, mais aussi philosophique. Une conception de l'art du livre, comme objet représentatif d'une esthétique raffinée, qui nous interpelle plus que jamais à l'heure où les grandes entreprises de matériel de haute technologie nous imposent une dématérialisation tous azimuts, que ce fût pour le livre, le cinéma ou la musique; nos contemporains sont condamnés, à plus ou moins brève échéance, quels que fussent les avantages et les mérites des tablettes et autres smartphones, à une perte, lente mais inexorable, de la présence, à la fois sensuelle ( qui s'adresse à nos sens) et esthétique de l'"objet"!

* "Victor Segalen - Voyageur et visionnaire" Catalogue de l'exposition de la BNF 1999

* Ces romans sont repris dans les 2 volumes des oeuvres de Victor Segalen édités par ROBERT LAFFONT dans sa collection BOUQUINS.

(1) Ibid p.102

(2) Ibid p.102

Aux amateurs de livres, livres considérés à la fois comme "objets" et comme porteurs de "textes", on ne peut que conseiller la lecture du passionnant petit ouvrage d'Emmanuel Pierrat, paru aux EDITIONS DUMESNIL, "Aimer LIRE une passion à partager" 138p  14,50€.