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Carnets d'automne
28 décembre 2012

Paul Claudel vs André Gide: correspondance

Claudel

La correspondance* entre ces deux "Monstres sacrés" de la littérature française du XXème siècle constitue un document d'un immense intérêt; en premier lieu par la personnalité des correspondants: d'un côté, Paul Claudel, grand bourgeois, poète et homme de théâtre, diplomate de carrière, châtelain de Brangues, et père d'une famille nombreuse, porte-drapeau d'un catholicisme conquérant et sans concession; de l'autre, André Gide, qui au cours de ces quinze années de correspondance aura composé l'essentiel de son oeuvre romanesque (romans qu'il préfèrera appeler "soties", la correspondance se déroule entre Paludes et Les caves du Vatican) et se sera découvert celui qui "passera outre"; et ensuite par l'intérêt que représente cet affrontement à propos de la croyance religieuse, qui aussi bien chez Claudel, le croyant enraciné dans ses certitudes, que chez Gide l'agnostique, constitue un élément essentiel de leur création littéraire. Dans son journal, en date du 1 décembre 1905, Gide trace un portrait sans concession de Claudel: " Jeune, il (Claudel) avait l'air d'un clou; il a l'air maintenant d'un marteau-pilon. Front très peu haut, mais assez large; visage sans nuances, comme taillé au couteau; cou de taureau continué tout droit par la tête, où l'on sent que la passion monte congestionner aussitôt le cerveau. Il me fait l'effet d'un cyclone figé. Quand il parle on dirait que quelque chose en lui se déclenche; il procède par affirmations brusques et garde le ton de l'hostilité même quand on est de son avis" (1). Tout Claudel est là, en peu de mots, un homme brutal, parfois jusqu'à la violence et à la vulgarité dans ses détestations ( il traite Montaigne de superficiel et médiocre, de hideux individus les solitaires de Port-Royal, d'affreux gens de lettres au coeur sec, Flaubert, Taine, Renan et Zola ), fermé à toute concession, intransigeant sur le plan de la morale ou de la croyance religieuse, imbu de son rôle de missionnaire auprès de l'élite littéraire de l'époque. Mais c'est aussi un grand écrivain, poète et homme de théâtre, célèbre dans toute l'Europe de l'entre-deux guerres, capable aussi de grandes admirations, pour Rimbaud, ce qui peut paraître étonnant si l'on se rappelle les relations homosexuelles que celui-ci entretint avec Verlaine, ou pour Chateaubriand. Dès leur première lettre, Claudel va se découvrir: il faut que Gide se convertisse; ce sera, avec les négociations pour l'édition de son oeuvre théâtrale par la jeune Nouvelle Revue Française dont Gide est l'animateur, le thème essentiel de leur correspondance. Et Claudel ne fait pas dans la nuance pour arriver à ses fins: ainsi il balaie d'un trait de plume la St Barthélemy (lorsque sur ordre de Catherine de Médicis et de Charles IX, des milliers de Protestants furent assassinés) qu'il dit "n'avoir pas été grande chose. Les catholiques n'ont pas à leur passif des crimes comme l'extermination des Irlandais par Cromwell..."(2), lance au visage de son correspondant conciles et encycliques avec une hargne qui n'a que peu d'effet sur un Gide qui louvoie, fait un pas en avant, pour en faire aussitôt deux en arrière, donne de l'espoir à Claudel, pour aussitôt le décevoir; c'est à une véritable partie d'échec qu'on assiste là, avec en finale un inévitable échec et mat. Il a lieu le 2 mars 1914. Claudel vient de recevoir et de lire le dernier roman de Gide, Les caves du Vatican; un passage de cette sotie, page 478 des épreuves de la Nouvelle Revue Française d'avril 1914 que lui a remises Jacques Rivière, le scandalise et le met en fureur. Dans ce passage, qu'il convient de citer, Gide se découvre, à travers son personnage de Lafcadio, le pédéraste qu'il était devenu: Le curé de Covigliajo, si débonnaire, ne se montrait pas d'humeur à dépraver beaucoup l'enfant avec lequel il causait. Assurément il en avait la garde. Volontiers, j'en aurais fait mon camarade; non du curé, parbleu! mais du petit...Quels beaux yeux il levait vers moi! qui cherchaient aussi inquiètement mon regard que mon regard cherchait le sien; mais que je détournais aussitôt...Il n'avait pas cinq ans de moins que moi. Oui: quatorze à seize ans, pas plus..." (3). Dans cette lettre du 2 mars, Claudel demande à Gide de supprimer ce passage dans son roman: "Au nom du ciel, Gide, comment avez-vous pu écrire le passage que je trouve à la page 478 du dernier N° de la N.R.F.? Ne savez-vous pas qu'après Saül et l' Immoraliste vous n'avez plus une imprudence à commettre? Faut-il donc décidément croire, ce que je n'ai jamais voulu faire, que vous êtes vous-même un participant de ces moeurs affreuses? Répondez-moi, vous le devez. Si vous vous taisez, ou si vous n'êtes pas absolument net, je saurai à quoi m'en tenir. Si vous n'êtes pas un pédéraste, pourquoi cette étrange prédilection pour ce genre de sujets? Et si vous en êtes un, malheureux, guérissez-vous et n'étalez pas ces abominations." (4). Gide se défendra, selon son habitude, en évoquant sa liberté, ce "passer outre" qui est devenu le mot d'ordre de sa ligne de conduite morale. De la demande, Claudel passera à l'ordre, associera à sa colère Francis Jammes et Jacques Rivière, toujours sans succès, exigeant finalement que Gide supprimât l'épigraphe extraite de l'Annonce faite à Marie de Claudel qu'il avait placée en tête d'un chapitre de sa sotie. Leur correspondance, à l'exception de quelques lettres consacrées à des problèmes d'édition, s'arrêtera là. Claudel, et une interview, injuste et cruelle jusqu'au mépris envers Gide, placée en fin du volume de cette correspondance, le confirme, n'a jamais pardonné à Gide. Celui-ci, dans son Journal en date d'un mercredi de janvier 1912, dira, ce qui paraît prémonitoire de la rupture qui suivra deux ans plus tard et qui confirme la voie qu'il s'est choisie: " Je voudrais n'avoir jamais connu Claudel. Son amitié pèse sur ma pensée, et l'oblige, et la gêne...Je n'obtiens pas encore de moi de le peiner, mais ma pensée s'affirme en offense à la sienne. Comment m'expliquer avec lui? Volontiers je lui laisserais toute la place, j'abandonnerais tout...mais je ne puis pas dire autre chose que ce que j'ai à dire, ce qui ne peut être dit par personne d'autre". (5)

Gide* "Correspondance Paul Claudel-André Gide 1899-1926 "  Préface et notes par Robert Mallet   GALLIMARD  nrf

(1) "Journal 1889-1939" André Gide  GALLIMARD "Bibliothèque de la Pléiade" p.186

(2) "Correspondance Paul Claudel-André Gide 1889-1926" GALLIMARD  nrf p.117

(3) ibid. cité p.363

(4) ibid.p.217

(5) ibid. cité p. 192

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