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Carnets d'automne
25 janvier 2013

Romain Rolland: "Journal de Vézelay 1938-1944 "

Romain Rolland

Romain Rolland a 72 ans quand en 1938 il quitte définitivement sa villa "Olga" à Villeneuve, en bordure du lac Léman, où il vivait - son épouse, veuve d'un prince russe émigré, était de plus en plus mal vue par les autorités suisses en raison de ses sympathies pour les bolchéviques -  pour s'installer à Vézelay où il a acquis une maison dans la rue principale de la petite ville. C'est là qu'il vivra les six dernières années de sa vie dans une réclusion presque totale, coupé du monde par la guerre et par l'occupation allemande. Il y tiendra un journal que l'on pourrait appeler " Journal d'une petite ville française durant l'occupation", car c'est bien de cela qu'il s'agit: Rolland nous décrit la vie quotidienne de cette petite ville dont il peintl'atmosphère sans concession dès son arrivée: " Vézelay est une ville qui meurt dans l'amertume de son passé, - l'ombre d'une ville - que font vivre seulement les étrangers. Son versant sud est habité par de petits bourgeois réactionnaires et des rentiers. Le versant nord paraît abandonné à un peuple maigre et misérable, qui vit à part, l'air hostile et farouche. - L'intransigeance du curé doit ajouter à la division des classes. Il n'admet pas qu'on n'assiste pas à ses offices" (1). Ou encore: " L'atmosphère de Clamecy ( ville natale de Romain Rolland, voisine de Vézelay) est bien plus calme et bienveillante que celle, enfiellée d'inimitiés, de Vézelay. C'est la différence d'une ville normale, où l'on travaille, avec une ville, qui meurt, de petits rentiers, de petits bourgeois sans peuple, ratatinés". Jules Roy, autre écrivain installé à Vézelay, écrira dans son "Journal" exactement la même chose trente ans plus tard! Le long de ces plus de mille pages on découvre tout ce que peut engendrer la guerre et l'occupation: lâcheté et égoïsme de la bourgeoisie, haines, délation, marché noir à tous les niveaux de la société, brutalité de l'occupant, fusillades d'otages, répression, déliquescence politique, démission des militaires français, agitation des droites, soutenues par un clergé qui ne cache pas son admiration pour Pétain, enfin, description de ce que peut être, dans sa vie quotidienne, un pays occupé: rationnements, famine, pillages, rupture des communications, insécurité, injustices, enrichissements scandaleux...ce journal est sans aucun doute le document le plus vrai, le plus accusateur aussi d'une société française abattue par la défaite, lâchée par le pouvoir politique et militaire, une société qui s'abandonne à ses pires défauts. Romain Rolland, renié par les pacifistes, que son livre " Au-dessus de la mêlée" avait consacré comme leur maître à penser -  livre qui lui avait valu le Prix Nobel en 1915 - pour son bellicisme né de sa haine de l'hitlérisme et du nazisme, honni par les droites pour ses sympathies envers le communisme - il sera un ami de Duclos, futur secrétaire du PCF - retiré dans un silence que lui imposent sa solitude et sa mauvaise santé, se consacrera désormais à ses mémoires, à la musique - auteur d'un excellent ouvrage sur Beethoven, il aime jouer sur son vieux Pleyel la transcription pour piano de l'adagio du concerto en Mi bémol dit de "L'Empereur" et la sonate No32 Op.11, à un ouvrage sur Péguy, et à quelques rares visites d'amis, parmi lesquels l'inévitable Claudel qui ne le lâchera pas de sitôt dans ses brutales tentatives, sans succès, de le convertir au catholicisme. Car Romain Rolland n'a foi que dans la raison, et contrairement à Gide, qui admirait et vénérait le Christ, hors de l'Eglise fondée par Saint-Paul, il ne croit pas à la divinité du Christ, et refusera jusqu'à sa mort tout engagement basé sur la seule Foi. Les rencontres avec Claudel permettent de découvrir à travers leurs conversations, bien des années après la rupture avec Gide et la fin de leur correspondance, ce que l'auteur du Soulier de satin  pensait vraiment de l'auteur de L'immoraliste : " Il ( Claudel ) voit le diable en certains hommes. Ne le voit-il pas en André Gide? Ce n'est qu'avec un grain de plaisanterie qu'il dit que Gide lui paraît un des hommes les plus visiblement habités par le diable. Il parle de lui, cruellement, avec sarcasme, avec âpreté, avec dégoût, avec méchanceté -, avec rancune. A vrai dire, Gide prête trop à l'injure. Il y a dans sa vie et dans certain étalage qu'il en fait dans son oeuvre, quelque chose d'ignominieux, aggravé par son air de distinction compassée. La comparaison ( déjà faite, à un précédent entretien) avec les vieux singes graves et lubriques du Jardin des Plantes, est encore une fois complaisamment développée. Claudel juge aussi son talent très médiocre, son style plat et gris. C'est une gageure du snobisme de notre époque qu'on ait pu s'engouer de cette malodorante médiocrité" (2).

Photo 022

 

 

 

 

 

 

 Vézelay  ( photo: Nekki  octobre 2006)

Mais loin de ces rancoeurs qui déforment le jugement - Claudel est emporté par la rage d'avoir échoué dans ses essais de conversion de Gide, comme il échouera avec Rolland, sans pourtant rompre leurs liens d'amitié - Romain Rolland lit beaucoup, Stendhal, Péguy, dont il ne partage guère l'exaltation religieuse, c'est le poète qu'il aime, Chateaubriand dont il brosse un superbe portrait: " Il m'a fallu arriver au terme de ma vie, pour découvrir le Chateaubriand des  Mémoires d'outre-tombe. Je les lis avec ravissement. Je les relis, le soir, à voix haute, pour ma femme; et nous communions dans la même émotion et la même tendresse. Il n'est pas de plus grand livre en France. Et - à l'encontre de sa réputation - il n'en est pas où une grande âme s'exprime avec un naturel plus parfait, une telle richesse d'art et de coeur. Ce coeur de Chateaubriand, comme il a été méconnu! Quelle injustice, de le représenter comme égoïste! Qui mieux que lui, a su aimer, et trembler, souffrir, pour ce qu'il aime, entretenir son souvenir éternellement! Dans ce qu'il appelle " la nécessité de l'isolement", comment n'a-t-on pas su voir le frémissement d'un coeur aimant, qui tremble devant la mort inévitable des êtres les plus chers! Dans ces milliers de pages, où librement se jouent le rêve et le souvenir, entrelaçant toutes les époques de la vie, baignant le passé dans le présent, comme le présent dans le passé, au point que l'on ne sait plus ce qui est et ce qui fut, que tout est le même, que tout est rêve, et qu'on y perd pied, - où le récit plein de tendresse et d'enjouement, à tout moment, d'un coup d'aile, s'élève naturellement à l'éloquence la plus haute, puis redescend au ras du sol...(3) Et de conclure: " Je l'enferme désormais dans mon trésor. - Qu'est, auprès de lui, un Hugo, un Balzac - toutes les grandeurs du XIXème siècle! Il est le Nil, où se concentrent les eaux de l'ancien monde, de la Révolution, de l'Empire, - de trois ou quatre mondes disparus, - et de ceux à venir (4). Le jugement qu'il porte sur Valéry est moins aimable et moins admiratif: " Paul Valéry, qui ne peut se passer du monde, qui dîne chaque soir chez des duchesses, - qui joue toujours de sa misère passée, et prône, par mépris même de la société, le rôle de pique-assiettes. Son idéal, qu'il professe avec un fond de cynisme ironique, de l'écrivain passionné, type La Bruyère. Le plus lucide et le plus méprisant des esprits. Se garde bien d'exprimer en termes clairs sa lucidité désabusée. Se complaît en un cynisme nonchalant. Regarde sa poésie même comme un jeu. A le plaisir, qui entretient son dédain, de voir le public se prendre à son jeu. - Est très lu, - par snobisme, - et parce que ses écrits, ses aphorismes à facettes, n'inquiètent point." (5) Pour tous ceux qui connaissent Valéry, le portrait paraîtra assez bien vu! Romain Rolland, s'il ne verra pas la fin de la guerre - il meurt et décembre 1944 - aura eu la satisfaction d'assister à la libération de la France, mais en même temps l'immense chagrin de voir dans quelles conditions de vengeances, de règlements de compte, d'épurations sans jugements, de retournement, de lâchetés, elle se fait.

" Journal de Vézelay 1938-1944"  Romain Rolland  BARTILLAT 1182 p. 39€

 

(1) "Journal de Vézelay" p.53

(2) ibid. p. 892

(3) ibid. p. 306 & 307

(4) ibid. p.308

(5) ibid. p.336

 

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